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Une communication
de : Pascal Hachet,
A la mémoire de Roger Lécureux
Communication
faite le 22 janvier 2000 au Museum National d'Histoire Naturelle de
Paris, dans le cadre de l'exposition "Comics park, préhistoires de
bande dessinée", lors de la table ronde "L'univers de Rahan, du dessin
à l'inconscient". Génèse d'une recherche Je me suis lancé dans une recherche sur la psychologie du personnage de bandes dessinées Rahan pour deux raisons : (1) D'une
part, je partage avec quelques millions de personnes - nées grosso
modo entre 1955 et 1970 et qui constituent ce que l'on pourrait nommer
"la génération Rahan" - le fait que ce
héros fut un compagnon de route essentiel même si imaginaire au cours
de mon enfance et de mon adolescence . (2) D'autre part, devenu psychologue et après avoir vu le film de Spielberg Jurassic Park, j'ai questionné la fascination et quelquefois la frayeur que les dinosaures suscitent chez les enfants voire chez leurs parents. J'en ai fait un livre : Dinosaures sur le divan. Chemin faisant, j'ai passé en revue diverses oeuvres ayant pour thème la Préhistoire. C'est donc tout naturellement que je suis retourné vers Rahan. J'ai alors très vite constaté - par le biais de très nombreux indices - que l'attitude des personnages principaux de Jurassic Park face à nos aïeux, les dinosaures, et que l'attitude de Rahan face à son environnement humain et non-humain intéressaient la dimension transgénérationnelle de la vie psychique. En ce qui concerne Jurassic Park, je pense que les dinosaures de Crichton et Spielberg, du fait de leur anachronisme, de leur stature écrasante, de leur recréation biogénétique aux allures de nécromancie et de la férocité de la plupart d'entre eux, représenteraient nos aïeux, morts mais toujours vifs dans notre mémoire, imposants, mystérieux et simultanément idéalisés, aimés et craints. Or, j'ai remarqué que les symptômes développés par les principaux personnages du film - à savoir la curiosité intellectuelle pointue mais aussi l'absence de désir d'enfant du paléontologue Grant, le sentiment de manque de reconnaissance et la psychopathie vengeresse de l'informaticien Dennys, le pseudo-intellectualisme du garçonnet Tim et la terreur ressentie par la fillette Alex - sont fréquemment retrouvés chez les personnes qui souffrent d'avoîr été durablement laissées dans l'ignorance au sujet des drames de vie de leurs parents ou de leurs grands-parents. Lorsque je me suis risqué à mettre imaginairement Rahan sur le divan, j'ai de nouveau "entendu" une histoire de vie pouvant être questionnée selon une optique transgénérationnelle Des qualités évidentes ... et des bizarreries Rahan est un héros attachant. Lécureux et Chéret sont à juste titre fiers de leur personnage et - comme ils l'ont confié - s'y identifient quelquefois. Jusqu'ici, ce constat ne révèle rien de singulier. Mais la façon d'être du "Fils des âges farouches" présente d'intrigantes particularités : (1) La plupart des qualités de Rahan ne sont pas natives. Certes présentes lorsqu'il était enfant, leur constance résulte surtout du serment que le garçonnet fit à Crao mourant - et à la demande de ce dernier - de gouverner sa vie avec les vertus représentées par les cinq griffes du collier qui lui fut alors légué. L'observance de ces qualités est donc entretenue par une allégeance affective à un ascendant souffrant. ![]() (2) Ces qualités ont quelque chose d'obsédant, d'excessif. Le héros est trop parfait. Pernin (1974) observe que sa "mission" - à savoir respecter les derniers souhaits de Crao - le voue à avoir "une vie totalement irréprochable" et que "seul, il assume la charge écrasante de messager, de médiateur, d'éducateur". Il s'interdit même d'avoir de mauvaises pensées envers ses semblables. Cela n'a pas que des conséquences heureuses. En effet, Rahan met souvent sa vie en danger pour respecter le serment fait à Crao. (3) Parallèlement, l'exercice de ces qualités adoptées par serment n'est pas toujours pleinement accepté par le héros. Il arrive qu'il refuse rageusement de les mettre en oeuvre, même s'il le regrette rapidement. (4) L'unique qualité qui paraît être naturelle chez Rahan est la soif de savoir. Elle se traduit par un sens de l'observation très développé et, consécutivement, par la faculté d'inventer des objets et des pratiques. C'est cornme si la curiosité et ses applications étaient le meilleur compromis - ou le moins coûteux - élaboré par le héros pour concilier, d'une part, ses aspirations, d'autre part, sa sensibilité trop développée aux valeurs transmises par Crao et enfin la souffrance psychique causée par le caractère forcené de cette allégeance. (5) Les traits de personnalité les moins positifs de Rahan se manifestent de manière erratique, imprévisible, toujours brièvement et parfois spectaculairement. En quoi consistent-ils ? Roux (1979) repère des "moments de faiblesse" où le Fils des âges farouches a peur, mal et faim, et Sadoul (1989) remarque qu'il manque globalement d'humour. Dans le récit lui-même, Tawa estime que son fils adoptif est bien trop curieux. Mais il y a beaucoup plus intriguant. Le héros est régulièrement en proie à une phobie des morts. Il erre perpétuellement. Il n'a pas de compagne ni d'enfants, sauf à l'extrême fin de ses aventures.
Petits et grands secrets Pour répondre à ces questions, il faut prendre la mesure de l'importance du thème du secret dans les Aventures de Rahan. (1) D'abord, il s'agit surtout des secrets de la nature, que Crao encouragea Rahan à découvrir et qui débouchent sur des inventions concrètes, souvent liées à un contexte de péril. Le héros est en quelque sorte condamné à inventer pour rester en vie. (2) Ensuite, il s'agit de situations de secrets explicites et propres à un clan comme dans Le Secret des eaux profondes - ou de phénomènes étranges qui génèrent certaines croyances et appréhensions, comme dans La Caveme hantée et Dans les entrailles du "gorak". Le Fils des âges farouches les dévoile. Il lève par exemple le mystère des "morts" de la crevasse dans La Grande peur de Rahan. Comme en manière de constellation autour de cette possible occurrence, on constate que tous les autres membres de l'entourage précoce de Rahan vécurent une douloureuse expérience de séparation d'avec ceux qu'ils aimaient. Tukan-Yuma, qui aida Honou à accoucher du héros, fut précocement orpheline. Les parents de Rahan furent, certes une fois adultes, bannis par leur clan. Et Shawa se bannit - rétablissant pour elle-même une coutume abolie par Crao (et pour cause !) - lorsqu'elle sentit qu'elle allait mourir. De sorte qu'exposé aux zones d'ombre de ses parents adoptifs, le héros aurait été poussé à résoudre le faisceau de questions suivantes : comment consoler ceux qui ont été abandonnés ou bannis par leurs proches ? Comment peut-on les aider à aimer néanmoins ces proches coupables d'abandon ou de bannissement ? En définitive, pourquoi des proches choisissent-ils d'abandonner ou de bannir ceux qu'ils aiment ? Les lecteurs, quant à eux, seraient simultanément mis sur la piste du "crime" affectif dont Crao aurait été victime - et Shawa le témoin impuissant - et tenus à distance de ce forfait , car ils sont tentés de penser : "puisque d'autres personnes tirent 1'expérience de ce type de séparation, une telle pratique était sans doute banale en ces temps farouches et il n'y a raison de supposer que ceux qui la subissaient aient pu en souffrir traumatiquement"
Ces hypothèses permettent de rendre compte des énigmes que Rahan tend à ses lecteurs. Le héros serait poussé à partir et à errer pour montrer inconsciemment à ses parents adoptifs jadis bannis qu'il y a du plaisir à être seul, que cela pousse à découvrir le monde, que la coupure d'avec les autres êtres humains rend libre d'ouvrir son esprit aux mystères les plus exaltants de la nature. Et l'errance joyeuse comme solution pour la douleur d'ascendants autrefois séparés des leurs se combinerait à la perception par le héros de la douleur - inélucidée de bout en bout - de Crao de ne pas avoir eu d'enfant, afin de fabriquer une solution complémentaire . ne pas devenir père.
Le fait que l'intelligence de Rahan bute irréductiblement contre la question du devenir du soleil lorsqu'il n'est pas visible corroborerait le lien existant entre ses efforts pour scruter la"face sombre" de l'âme de ses parents adoptifs - surtout son père - et sa propre difficulté à savoir où il se situe sur le plan générationnel. On peut donc supposer que la trajectoire du soleil lève les questions suivantes dans l'esprit du fils de Crao . Suis-je le fils d'une ascendance ? Suis-je le père d'une descendance ? Mais comment être à la fois l'un et l'autre, ou plutôt l'un puis l'autre, puisque ce qui sépare les deux mouvements de l'astre diurne m'apparaît comme une formidable énigme ? Comment, de fils, devient-on père ? Comment peut-on être un jour à la fois fils et père ? Comment peut-on obéir en même temps au désir d'attachement aux géniteurs et au désir de maturation qui culmine avec la parentalité effective ? Mais les
pas de Rahan ne sont pas toujours guidés par sa quête de la"Tanière"
du soleil. "Quand aucun but précis ne guide ses pas", lit-on dans
Le Clan du lac maudit, il pose son coutelas sur une pierre
et le fait tournoyer.
La part négative de cet héritage n'est pourtant pas négligeable. Elle serait due à l'exposition psychique précoce et prolongée du héros aux symptômes issus des secrets douloureux de son père adoptif - et dans une moindre mesure de sa mère adoptive - dont la conséquence manifeste serait que cet homme n'eut ni femme ni enfants bien qu'il soit chef de clan. Cette part négative se traduirait notamment par le fait que Rahan n'hérite pas naturellement de son coutelas, mais qu'il se l'approprie brutalement en le volant, mais aussi par son refus forcené d'attaches vis-à-vis des territoires et des clans, sa phobie de la mort et des morts et le fait qu'il ne prenne pas femme - à une, tardive et étrange exception près - et n'ait pas de descendance ; ou du moins qu'il reste un certain temps sans savoir qu'il va être père puis que ses enfants sont nés. Quant à les retrouver enfin, seule la suite - très récemment annoncée - des aventures du fils des âges farouches nous dira s'il en sera ainsi. Mais je gage que le chemin de ces retrouvailles sera particulièrement semé d'embûches. Mais ce qui compte - et c'est en cela que ce personnage de bandes dessinées proposerait un modèle identificatoire unique à ses lecteurs -, c'est que Rahan combine dans un sens globalement favorable la partie positive et la partie négative de son héritage psychique, car l'impression dominante est que le héros aime sa vie et son prochain. La mise en scène d'une problématique psychique collective En plus de leur richesse narrative et de leurs superbes qualités esthétiques, quelles seraient donc les raisons du succès des Aventures de Rahan ? (1) D'abord, ces récits mettent en avant le bonheur qu'il y a à vivre quelquefois seul et à ne pas pouvoir ni vouloir alors compter sur nos ascendants ni sur nos autres proches. La solitude y est véritablement érogénéisée, même s'il s'agit d'un compromis, d'un arrangement libidinal, et non d'un choix, puisque je propose de comprendre l'errance du héros comme un essai inconscient pour soulager la douleur de ses parents adoptifs marqués par des expériences d'abandon. Ce n'est peut-être pas un hasard si la génération des lecteurs de Rahan est aussi celle du divorce record et de la dénatalité. Car ces occurrences concrétisent souvent la tentative hasardeuse de couper les ponts - au-delà d'un conjoint avec lequel on a du mal à continuer de grandir ou d'enfants que l'on répugne à concevoir - avec des géniteurs voire des aïeux dont la souffrance lesta l'inconscient de leurs descendants d'un insupportable fardeau. (2) Ensuite, les périls auxquels le héros est confronté ne le rendent ni mauvais ni fou. Il en fait toujours quelque chose, ce qui constitue un puissant levier identificatoire. Tout ce que nous vivons est prétexte et occasion de parfaire notre équilibre intérieur, par définition instable. Parmi les conflits susceptibles d'altérer cette homéostasie figure notre sensibilité passée - et vivace cependant - à la souffrance plus ou moins cachée de nos ascendants. Les jeunes lecteurs qui souhaiteraient inconsciemment mettre en travail cet aspect de la conflictualité psychique trouveraient matière à le faire en partageant assidûment les aventures du fils de Crao.
Chéret, A., Lécureux, R. (1969-1995) Tout Rahan. Toulon : Soleil, 27 volumes, 1992- 1997. Réédités en 1998, 22 volumes. Chéret, A., Lécureux, R Productions-CentLys. 1999) Le Mariage de Rahan. Paris-Grigny : Lécureux Hachet, P. (1998) Dinosaures sur le divan, psychanalyse de Jurassic Park. Paris Aubier Pernin, G. (1 974) Un monde étrange: la bande dessinée. Paris: Clédor. Roux, A. (1 979) "Radiographie d'un héros de papier: Rahan", revue L'Ecole et la nation, mars 1979, pp.58-61. Sadoul, J. (1 989) 93 ans de BD. Paris: J'ai lu.
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